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Le Guinéen Tierno Monenembo compte parmi les grands romanciers africains. Ecrivain engagé contre la dictature et la gabegie politique dans son pays, il a longtemps vécu en exil, avant de rentrer au bercail en 2012. Il est l’auteur de quatorze romans dont le dernier intitulé Saharienne indigo, qui raconte les vivants et les morts dans le camp de concentration de Sékou Touré. Il est paru en janvier, aux éditions du Seuil.

« J’ai écrit pour dire « merde » à cette vie de merde, besoin de révolte… ». Ce besoin de révolte qu’évoque l’écrivain guinéen Tierno Monénembo au micro de RFI, est à l’origine de son nouveau roman Saharienne Indigo, paru en début d’année. Ce quatorzième roman sous la plume de ce grand « maître de la parole » de Conakry s’ouvre sur une page de garde poignante mettant en exergue des noms d’une vingtaine de victimes de la dictature de Sékou Touré.

Dire « merde » à un dictateur qui a conduit le pays sur le « chemin d’enfer ». Le roman ressuscite plus particulièrement l’enfer que fut le camp Boiro, le camp de concentration érigé par le régime de Sékou Touré et où furent interrogés, torturés et exterminés près de 50 000 opposants, au cours de vingt années du règne du dictateur de sinistre mémoire.

B comme Boiro

L’histoire du Camp Boiro fait autant partie de l’histoire turbulente de l’indépendance guinéenne que le 28 septembre 1958, jour où la Guinée dit non au référendum organisé par la France de De Gaulle, soutient Monénembo. Politiquement très engagé, l’écrivain a récemment dénoncé en des termes sans équivoque la décision du nouveau régime guinéen de réhabiliter Sékou Touré en donnant le nom du dictateur à l’aéroport de Conakry.

Le romancier a raconté que l’idée de revenir par le biais de l’imagination sur la barbarie des années Sékou Touré lui trottait dans la tête depuis 2012, lorsqu’il est revenu s’installer dans son pays natal, au terme de quarante longues années d’exil. Mais très vite s’est posée la question de savoir comment raconter la torture et la répression car la barbarie « ne frime pas, elle se cache », selon les mots de l’auteur.

Plus précisément, quel rôle le romancier doit-il jouer face aux tragédies de l’histoires, s’interroge l’auteur. Se contenter d’enregistrer les faits et les témoignages, au même titre que l’historien ? Pour Tierno Monénembo, « le rôle du romancier est de réinventer l’histoire. Vous savez, j’ai écrit un roman sur le génocide rwandais. Je n’y ai pas raconté les coups de machettes, les hémoglobines… J’ai parlé d’avant et d’après le génocide plutôt que pendant le génocide. Il ne faut pas rendre compte de l’histoire, il faut rendre l’histoire conte. Il faut raconter. Il faut faire de l’histoire une belle légende, même quand c’est pourri. Pas de haine. La colère, la beauté. La beauté est appelée à bouleverser le monde, disait Dostoïevski.»

Figures de femmes inoubliables

Dans le roman en question, cette beauté appelée à bouleverser le monde est incarnée par deux figures de femmes inoubliables, traumatisées par la vie, mais habitées en même temps par une vitalité époustouflante qui leur permet de tenir et d’annoncer des aubes nouvelles.

La première, Véronique Bangoura, est une Guinéenne d’une quarantaine d’années, et la seconde Madame Corre, une Française, plus âgée, excentrique à souhait. Parisiennes toutes les deux, elles se croisent devant une pâtisserie de la rue Monge dans des conditions rocambolesques. Elles font connaissance, avant de découvrir, chemin faisant, qu’elles ont beaucoup de choses en commun.

Elles ont surtout en commun la Guinée de Sékou Touré, à l’origine des malheurs et des tragédies qu’elles cachent soigneusement derrière leurs apparences, celle d’une infirmière immigrée, pour la Guinéenne, poussant un fauteuil roulant à travers le Ve arrondissement de Paris, et celle d’une prétendue diseuse de bonne aventure, moitié hippie, moitié femme du beau monde, pour Madame Corre. Dans sa jeunesse insouciante, celle-ci avait bien connu la Guinée où elle a laissé un époux mis à mort sous ses yeux et un enfant métis réquisitionné par le régime.

Saharienne Indigo
Saharienne Indigo © Seuil
Saharienne indigo s’ouvre sur la folle nuit où le destin de l’héroïne du récit, Véronique Bangoura, bascule, lorsque celle-ci s’enfuit de la maison de ses parents en sautant par le balcon. Elle venait de tuer son père gendarme qui l’avait violée. C’est de la bouche de l’agent secret, vêtu d’une saharienne indigo, qui l’avait prise en filature à la suite du meurtre, que la jeune fille, alors âgée de 15 ans, apprendra le secret de ses origines. Elle était née au camp Boiro où ses vrais parents avaient été internés, puis assassinés. L’homme qu’elle venait de tuer à l’arme blanche n’était pas son vrai père, mais un gardien du camp Boiro qui l’avait adoptée la mort à ses parents.

Ces révélations ne seront pas étrangères à la fuite en avant de la jeune Véronique Bangoura, dont le périple semé d’embûches qui la conduit de la Guinée jusqu’en Europe, est raconté ici avec un sens enlevé de drames et de rebondissements. On est dans un conte où le protagoniste doit dompter les monstres afin de renouer avec son destin.

Parallèlement, au fil des révélations sur la véritable identité des deux protagonistes, émerge tout un pan méconnu de l’histoire guinéenne post-indépendance. C’est d’une main de maître que Tierno Monenembo conduit l’intrigue, entraînant ses lecteurs entre Paris et Conakry, entre passé et présent. Le roman se caractérise aussi par son choix de donner la parole au femmes, qui incarnent ici l’histoire tragique du peuple guinéen.

« Depuis mes débuts, la femme a été une voix essentielle dans mes romans. Cette fois-ci, j’ai choisi de faire entendre de nouveau une voix féminine forte, celle de Véronique Bangoura, une Guinéenne. Le mot « Guinée » veut dire femme en langue soussou. Notre pays est une femme. Pour toutes ces raisons, je voulais changer le titre du livre. Saharienne indigo m’a été imposé par l’éditeur. Moi, j’avais proposé Vie et mort de Véronique Bangoura, ou à la limite Véronique Bangoura tout seul, comme Thérèse Desqueyroux, Anna Karénine ou Madame Bovary. Je me suis beaucoup, non pas inspiré, mais je me suis référé à Madame Bovary en tant que corps, en tant que pensée, en tant que désir, en tant que frustration. »

Tierno Monénembo aurait pu sans doute aussi citer l’Algérien Kateb Yacine dont le très lyrique Nedmja a été, selon les propres dires de l’auteur, le véritable modèle pour son roman Saharienne indigo. Comme Nedjma qui est le symbole de l’Algérie, Véronique Bangoura représente ici la métaphore du destin guinéen.

Un homme cousu de fils blancs

Ce destin guinéen, Tierno Monenembo l’a longtemps contemplé à distance, ayant fui son pays, dès 1969, à l’âge de 23 ans. C’est en exil qu’il a commencé à écrire et a publié son premier roman Les Crapauds-brousse en 1979. Ecrivain particulièrement fécond, il a aujourd’hui à son actif une œuvre riche de quatorze romans, dont plusieurs ont été primés par des prix prestigieux : Grand prix de l’Afrique noire, Renaudot. Ses romans font une large place à la nostalgie, à l’exil, mais aussi à la critique sociale et l’histoire. Partagés entre la maison introuvable et le monde, la fiction du Guinéen fait voyager ses lecteurs à travers les pays, les idées et les obsessions, revendiquant à cor et à cri les valeurs de la pluralité et du chaos créateur du renouveau.

C’est sans doute cet attachement à la pluralité qui conduit le romancier à se qualifier d’« homme de ruptures » « Je suis né en Guinée, poursuit-il, j’ai vécu au Sénégal, en Côte d’Ivoire, en France, en Algérie, au Maroc, aux Etats Unis, au Canada. Je suis un homme cousu de fil blanc. Ma vie n’a aucune cohérence, mon œuvre n’a pas de cohérence non plus. L’écrivain est un homme perdu, forcément. On écrit quand on est complètement perdu. C’est quand on n’a rien compris à la vie qu’on écrit. Celui qui a compris quelque chose à la vie, il la vit telle qu’elle est bêtement définie. L’écrivain pose des questions. Car la question est ivresse. La question est un danger, elle est la porte ouverte sur l’abîme … »

Les lecteurs de Tierno Monénembo le suivent volontiers dans ses ivresses et ses abîmes. Car comment ne pas se laisser porter par la grâce et la puissance de cette écriture qui nous console du désordre de l’existence et des fureurs du monde que le Guinéen déploie à longueur de ses récits épiques d’une humanité meurtrie et défaite ?

Saharienne indigo, par Tierno Monénembo. Editions du Seuil, 331 pages, 2O euros.

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