Devant le bureau du "New York Times" à Shanghaï, en 2012.

Lettre de Pékin. Drôle de confrontation que celle qui oppose les médias occidentaux au régime chinois : en une demi-douzaine d’enquêtes au long cours sur la fortune des dirigeants chinois depuis 2012, les grands noms de la presse américaine, le New York Times, l’agence Bloomberg ou encore le Wall Street Journal, ont asséné des coups dévastateurs à la crédibilité de l’élite rouge qui contrôle la Chine. Le Monde a lui aussi participé en 2014 à une enquête collective sur les avoirs détenus par des proches des dirigeants dans les paradis fiscaux, ce qui a conduit au blocage de son site. Les autorités chinoises prétendent que ces informations sont des « rumeurs » colportées par des « officiels corrompus » qui cherchent à « brouiller les pistes ».

La dernière de ces enquêtes, publiée le 28 avril par le New York Times, est doublement révélatrice : d’abord parce qu’elle cartographie les liens capitalistiques qui unissent le flamboyant magnat de l’immobilier et du cinéma Wang Jianlin, le patron de Wanda, à des familles du dernier cercle du pouvoir, dont celle de l’actuel président chinois Xi Jinping. Mais aussi parce qu’elle conclut une investigation qui, pour les correspondants étrangers en Chine, faisait figure d’arlésienne. Lancée par l’auteur de l’article sur Wanda, le journaliste Michael Forsythe, alors qu’il travaillait pour Bloomberg à Pékin, celle-ci fut ajournée à la suite des rétorsions chinoises contre l’agence financière, et enfin ressuscitée par le New York Times, pour lequel M. Forsythe écrit désormais depuis Hongkong.

Car le reporter faisait partie de l’équipe de Bloomberg qui a signé en juin 2012 la surprenante enquête sur les avoirs colossaux de Qi Qiaoqiao, la sœur du futur président chinois Xi Jinping, et de son mari, actionnaires d’entreprises chinoises pour plusieurs centaines de millions de dollars. Ces révélations, obtenues par l’intermédiaire d’avocats qui ont ratissé les registres du commerce en Chine et à Hongkong, étaient intervenues quelques mois avant la transition au sommet du parti entre Hu Jintao et M. Xi, et en pleine affaire Bo Xilai. L’ancien correspondant en Chine Howard French a raconté dans la Columbia Journalism Review les tourments des dirigeants de Bloomberg, avertis avant la publication de l’enquête de 2012 par l’ambassadeur de Chine aux Etats-Unis que de « mauvaises choses arriveraient en Chine à Bloomberg si l’article était publié ».

 

Wang Jianlin, le patron de Wanda, en août 2014 à Shenzhen.

Ceux-ci passent outre les pressions chinoises. Mais le site de Bloomberg est bloqué en Chine. Les ventes des abonnements aux entreprises fléchissent. La direction de l’agence pousse alors ses journalistes à abandonner la suite de l’enquête sur la famille Xi – un rédacteur en chef comparant même cette autocensure à celle des « médias étrangers dans l’Allemagne nazie ». Forsythe, qui a révélé au New York Times la crise au sein de l’agence financière, est suspendu en 2013 et rejoindra le quotidien new-yorkais. Entre temps, celui-ci a publié, en octobre 2012, l’article sur le patrimoine de la famille du premier ministre sortant, Wen Jiabao, qui vaudra à son auteur, David Barboza, le prix Pulitzer – et le gel des visas de nouveaux journalistes.

L’enquête publiée en avril n’est pas moins explosive que celle de 2012. Elle ausculte l’irrésistible ascension du magnat Wang Jianlin, acquéreur début mai d’un Monet pour 20 millions de dollars (18 millions d’euros), et connu pour ses investissements à Hollywood ou son entrée récente dans le capital de l’Atlético Madrid. Or, parmi les sociétés invitées aux premiers « tours de table » de Wanda en 2007, juste avant son expansion et sa cotation, figurent des entités contrôlées directement ou indirectement par des membres de l’« aristocratie rouge » : le gendre de Jia Qinglin, ancien membre du Comité permanent de 2007 à 2012, une nièce d’un autre membre du bureau politique, enfin un partenaire de la fille de Wen Jiabao. Puis, en 2009, Qi Qiaoqiao, la sœur de Xi Jinping – qui a transféré ses parts en 2013 à un associé, après avoir décuplé une mise initiale d’une trentaine de millions de dollars. Or, le magnat, note M. Forsythe, est l’un des rares milliardaires du privé qui ont accédé en 2008 au comité permanent de la Chambre haute chinoise – un « adoubement » par le parti.

 

Une affiche de la campagne anticorruption, le 6 février dans le province du Shanxi.

En réalité, inviter au capital de sa société des parents de dirigeants est une stratégie généralisée en Chine : un tel lien ouvre des portes et rend une entreprise intouchable. Il est d’ailleurs avéré dans nombre des affaires de l’actuelle campagne anti-corruption, qui ont dévoilé l’emprise économique de clans familiaux comme celui de Ling Jihua, l’ex-bras droit de Hu Jintao, ou encore de Zhou Yongkang, l’ex-tsar de la Sécurité, en attente de procès.

Or, ces informations, distillées lors de procès sous contrôle du Parti communiste, sont jugées moins crédibles par l’opinion publique chinoise que celles des médias étrangers sur les dirigeants actuels, qui circulent malgré la censure. Cuisante ironie que cette revanche du capitalisme sur l’élite rouge triomphante : la globalisation de l’économie chinoise et l’introduction en Bourse de ses géants à Hongkong et à New York auront permis en 2012 à… une agence financière occidentale de poser une bombe à retardement au cœur du système. A la guerre comme à la guerre : le régime a déclenché une répression féroce contre la blogosphère et la société civile et une virulente campagne anti-occidentale.

 

En savoir plus sur http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2015/05/22/en-chine-la-guerre-de-l-information_4638668_3216.html#lmsZJ9KmkiQjsHSb.99
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