- Étrangers en France Le nombre des étrangers vivant en France a doublé en deux décennies. Ils sont plus de quatre millions, un million et demi ayant moins de vingt ans. Augustin Barbara plaide en faveur d'un " contrat de double culture " qui aiderait à l'émergence d'un regard sans frontières. Isabelle Taboada-Léonetti analyse la place dans la société des enfants d'immigrés. Et Saïdou Bokoum dénonce le sort réservé aux créateurs africains exilés en France.
Par SAIDOU BOKOUM (*)
Publié le 06 août 1982 à 00h00 - Mis à jour le 06 août 1982 à 00h00
On connaît bien le sort réservé aux immigrés africains en France. Mais sait-on celui des artistes, comédiens, et autres créateurs africains exilés ? Les artistes et les travailleurs immigrés africains vivent les uns et les autres dans un même ghetto culturel. Mais puisque la cause des travailleurs semble entendue, au terme de plusieurs années de généreuses litanies, je voudrais évoquer le sort de ces autres laissés-pour-compte de la coopération culturelle entre la France et ses partenaires de la francophonie africaine.
Depuis plus de vingt ans, les créateurs africains n'ont produit aucune œuvre digne de l'intérêt de ceux qui, habituellement, font vivre, par leurs subsides, les créations artistiques. Par exemple, si pour une décennie on peut compter, sur les cinq doigts de la main, les œuvres franco-françaises, candidates à l'éternité, on serait en peine de trouver l'œuvre qui émergera du magma francophone, depuis la nuit de l'impact colonial. L'ensemble des productions intellectuelles et artistiques, sans oublier les prestations des comédiens, artistes et interprètes musiciens, souffre d'une marginalisation généralisée ; cela est vrai pour les arts plastiques, mais aussi pour les arts dramatiques et chorégraphiques, encore que, pour la danse et a musique, il faille chercher cette vérité derrière les engouements faciles et passagers. Il y a eu certes ici ou là une œuvre qui a pu susciter l'événement, mais très vite, elle s'est noyée dans l'anonymat des témoignages et des documents "authentiques et émouvants". Mieux vaudrait donc en venir à des considérations simples, qui touchent à la vie des artistes, à leur art.
Vingt ans après l'indépendance de leurs pays d'origine, ces artistes en sont toujours à leur baptême du feu, face à ceux qui détiennent le pouvoir de la reconnaissance culturelle. Au fond, pour mieux saisir la situation de la culture africaine et de ses créateurs, du moins de ce côté-ci de la francophonie, on doit méditer la vision, devenue banale, de tout ce bric-à-brac de figurines autrefois sacrées, aujourd'hui étalées sur un bout de macadam qu'elles se disputent avec d'autres reines du trottoir. Il me semble en effet que la mort qui guette la culture africaine, telle qu'elle s'exprime ici et maintenant, sera moins un effet de l'indifférence ou du mépris occidental que de la division des tâches sur le modèle de la division du travail à l'échelle mondiale.
On se heurte au décor
Ainsi existe-t-il deux cinémas africains. Un premier, réalisé par des cinéastes non africains et dans lequel les comédiens africains jouent les éternels défenestrés ; cinéma qui détient l'insigne privilège de déverser en exclusivité sur l'Afrique par Kung-fu et Django interposés, des mers de boues rouges. Un deuxième cinéma de réalisateurs africains dont les œuvres vont, en règle générale, finir leur aventure ambiguë dans une obscure salle spécialisée dans les " Rétrospectives ". La situation du comédien africain est à l'image du sort fait au cinéma africain : il n'existe pas. Les rares fois où l'on croit l'apercevoir sur une scène, on finit par se heurter au décor. L'existence du metteur en scène africain est tout aussi fantomatique. La situation du théâtre nous le montrera de façon plus nette. Il n'est pas excessif de dire que le bilan de quelque vingt ans d'échanges culturels entre l'Afrique et la France, dans le domaine particulier du théâtre, se traduit presque exclusivement par le passage à Paris et en province de quelques ballets nationaux qui ont fini par figer, dans l'espace artificiel des scènes occidentales, ce que la danse africaine avait de complexe et de vivant.
Il n'est pas étonnant que la culture immigrée ait du mal à trouver place dans cet échange de produits d'exportation qui tiennent aisément au double fond d'une valise diplomatique. La culture immigrée se porterait mieux peut-être s'il y avait des dramaturges et des metteurs en scène africains. Mais force est de constater, que, à la manière des comédiens, ils s'agitent dans le décor : ils ont beau s'escrimer à monter avec du bric et du broc des pièces, ils n'arrivent à émouvoir que les organisateurs et les amateurs de colloques, de symposiums, et de commémorations. Et quand il arrive que certains organismes officiels leur viennent en aide, ne remplissant ainsi d'ailleurs que les obligations définies par leur mission ou leur vocation, ces organismes tentent d'excuser le caractère souvent dérisoire de cette aide, en faisant valoir son but... symbolique ; façon courtoise aussi de dire à son bénéficiaire que, tout compte fait, ni l'œuvre et que donc ni l'aide - la formule est réversible - ne s'imposaient.
Au total, après deux décennies de coopération culturelle, on ne compte pas une seule pièce africaine, montée dans un théâtre " normal ", pendant une saison normale, par un metteur en scène africain. Heureusement pour les Africains, il y a eu un Jean-Marie-Serreau pour monter Béatrice du Congo (de Bernard Dadié), un Peter Brook pour adapter l'Os de Mor Lam (de Birago Diop). Donc, il existe bien des textes africains, pour - on nous pardonnera bien cet africanisme - les ci-devant " metteurs " en scène. Mais pour la grande masse des textes africains qui n'ont pas eu la chance d'être marqués par la griffe « universelle » d'un Brook, il reste les officines et organismes publics qui ont vocation à favoriser les échanges entre l'Afrique et la France, mais aussi à promouvoir l'émergence d'une culture immigrée. Ce sont : l'A.D.E.A.C. (Association pour le développement des échanges artistiques et culturels) l'I.C.E.I. (Information culture et immigrés), l'A.C.C.T. (Agence de coopération culturelle et technique), pour ne citer que les plus officiels et les plus communément sollicités. Malgré la diversité et les ambitions des objectifs visés par ces sigles, il faut bien admettre que la reconnaissance d'une culture immigrée en est toujours au stade du vœu pieux.
Une culture d'exil assistée
À l'heure du changement, les intellectuels et artistes africains attendent toujours des signes qui attestent, de façon concrète, que ce " projet culturel ", qui semble sous-tendre toute l'action du pouvoir socialiste, ne se révélera pas être, pour ce qui les concerne, une nouvelle ruse de la "culture universelle", pour mieux sacrifier leurs espérances sur l'autel des intérêts d'État. On se contentera d'évoquer ici quelques actions prioritaires, dont la première serait d'adopter une attitude de principe, à la lisière de l'éthique et de l'esthétique : elle consiste à prendre les artistes africains pour ce qu'ils sont, à savoir des créateurs qui exigent que le regard porté sur les créations soit critique, expurgé de cette suspicion qui plane sur elles et qui, trop souvent, les range « humanitairement » dans le "divers social". À l'inverse, et à l'autre extrême, le maniement généreux de l'encensoir au-dessus de quelques têtes chenues, également trop souvent promises à représenter l'ensemble du continent africain devant l'éternité, ne doit plus faire illusion.
Les artistes africains doivent bénéficier des mêmes avantages et concours financiers que leurs collègues français : il serait culturellement suspect que la culture surgie en terre d'accueil soit condamnée à n'être qu'une culture d'exil, assistée comme une curiosité touristique. Les artistes africains vivant en France ne sont ni des Hurons ni des Harkis ; ils attendent du nouveau pouvoir qu'il mette en œuvre des actions d'incitation auprès des théâtres qu'il subventionne (au moins), pour que ces derniers aient les moyens de s'ouvrir aux productions africaines aussi. Un espace de création devrait également leur être ouvert en priorité. La Maison des nouvelles cultures du monde pourrait, entre autres vocations, jouer ce rôle, à condition qu'elle ne soit pas réservée aux notables et aux notoriétés. Car en art, personne ne peut représenter personne : l'art est un feu sacré et intime qui brûlerait la gloire la mieux assise. Bref, il y a toute une génération d'artistes africains qui ne se reconnaissent plus dans les systèmes ethno-humanistes, qui ne se satisfont plus de cette proto-existence pendue entre une rétrospective et une commémoration.
Depuis le 10 mai, il y a eu des gestes et des actes incontestablement généreux, accomplis à l'adresse des O.S. et des balayeurs africains. Plusieurs centaines d'artistes attendent qu'on leur donne, à eux aussi, les moyens de sortir de la figuration bête dans laquelle ils sont cantonnés depuis trois siècles et vingt ans.
(*) Écrivain et metteur en scène guinéo-malien.
SAIDOU BOKOUM (*)
Pos-scipum. Cet article est paru pour la premières à la page « Idées », du Monde dirigée André Fontaine, alors directeur du grand quotidien du soir.