Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

5ème Clairière

Le hasard des chemins des criquets et des grillons conduisent Kam et Kamina à la face ouest du Mont Chacal, vers les horizons où se perd la voie du Pays de la Grande Eau. A vrai dire, ils avaient déjà sillonné toute la contrée dont ils connaissent chaque pouce, chaque grain de poussière. Ils savent cette parcelle du bout du monde dans chacune de ses callosités où rien ne pousse, rien ne vit, sinon l’éternel poudroiement d’une désolation jetée là comme un linceul incrusté de moellons et de roses des sables, jeté là par Daam la foudre.

Levés avec le pâtre des Nomos, ils marchent, alors que l’astre décline, les guidant à reculons vers sa chute derrière l’horizon.

..Comme s’il y avait au-delà, quelque promesse dérobant sous les diaprures du crépuscule, un trésor secret..

Voilà pourtant trois jours successifs que Kam et Kamina ne ramènent au bout de leurs randonnées, que leur propre ombre, toujours tiraillés par leur estomac rempli de glouglous. Illusions et espoir têtu qui les poussent en avant, mendiants-errants, armés de leur bissac vide et d’un licol devenu mors, se trainant vers d’infernales verdeurs. Rêves secrets, un peu honteux, de tomber sur d’autres mendiants, autres victimes terrassées par l’errance et dont l’espèce importe peu, pourvu qu’elle soit morte et consommable.

- Nous allons faire une pause là-bas, dit Kam, montrant une termitière géante.

Mais lorsqu’il se retourne, il voit Kamina boudinée dans la poussière. Sous la fournaise, blottie comme une petite bosse de terre brûlée, elle grelotte, signe d’une ultime volonté de ne pas succomber au mijotement de son âme charnelle. Kam la rejoint. Il a déjà vécu ces sortes de crises dues à l’action conjointe de certaines bouffées lancinantes venant du dedans et de la canicule, qui mettent le corps dans une curieuse fièvre, quand il n’en peut plus de se nourrir de soi. Mais Kam n’avait encore jamais vu sa sœur dans cet état. Les yeux de Kamina papillotent étrangement, comme deux gemmes nacrées hors du petit tas de kaolin que fait son corps tout glacé. Il se penche sur elle et lui caresse le front d’où perlent de fines gouttelettes de sueur. Elle ne porte qu’une espèce de tutu fait de plumes de vautours. Kam, qui lui-même ne porte qu’un cache-sexe pendant les randonnées de chasse, ne peut rien lui mettre dessus. Embarrassé, il se met à lui chuchoter des promesses fermes.

- Kamina, je vais te trouver quelque chose à manger, Kamina, tu m’entends ?

De légers frémissements agitent les membres de Kamina.                                                       

- Tiens, là, tu vois ce mulot, je vais l’attraper..

Kam se relève et disparaît derrière la termitière. Il s’assoit et détend la jambe gauche qui se met à trembler violemment. Il masse la partie charnue de sa cuisse, sort de son bissac une petite dague, et comme il le vit faire lors de sa circoncision, il regarde mourir là-haut, une trainée blanchâtre sous le bleu nuit du ciel, cependant que le tranchant de la dague s’enfonce dans sa chair, y creusant une profonde entaille circulaire, puis, retournant brusquement le tranchant de la dague, il la retire. Un épais quartier de chair pend à sa pointe, aloyau sanglant qui vaut bien la queue d’un margouillat, sinon le rachat de l’appariement gémellaire qui menace là-bas, de s’en aller en spasmes silencieux et froids. Comme par un mystérieux jeu de récurrence, secret des âmes doubles, la fièvre de l’une commence à passer à l’autre, et Kam, inondé de sueur, lutte contre l’évanouissement. Il parvient pourtant, au prix d’un effort inouï, à vider son bissac pour découvrir dans le bric-à-brac répandu sur le sable, un petit sachet dont il défait les lacets, découvrant une fine poudre vert-de-gris, qui ressemble à de la criblure de bouse de vache desséchée. Il en recouvre sa plaie d’une pincée et se fait un pansement à l’aide d’un morceau du bissac.

Il fait du feu avec deux morceaux de silex et grille le quartier de viande.Kam réussit à se lever et sautille jusqu’à sa sœur.

- Kamina, Kamina, je l’ai eu le mulot, non, c’est un margouillat. Kamina, tu vas manger !

Il la secoue vigoureusement par les épaules, avant de lui glisser les mains sous les aisselles. Kamina est toute froide, alors que sa respiration se fait haletante, saccadée. Kam la porte jusqu’à la termitière, il l’y adosse précautionneusement.

- Allons, mange Kamina, ça va être froid.

Il lui tapote les joues, tout en lui faisant tantôt respirer une pincée de la poudre, tantôt le rôti qui dégage une fine odeur. Peu à peu, Kamina revient à elle,  ses yeux perdent un peu de leur fixité, ses mains glacées que Kam masse doucement, retrouvent leur souplesse.

- Kamina, tu m’entends ?

Elle cille et finit par murmurer faiblement,

- Oui, je t’entends, mais où étais-tu ?

Elle a une voix si douce que Kam veut l’entendre encore.

- Hein, qu’est ce que tu dis Kamina ? Allez, mange.

- Qu’est ce que c’est, hum, quel fumet ! 

- Tu sais, le margouillat de tout à l’heure, je l’ai eu, enfin, il s’est échappé en me laissant sa queue.

- Ne me quitte plus comme cela.

Kamina se redresse, jette des coups d’œil vides autour d’elle, puis son regard s’attarde sur une tâche brunâtre sur le sable. Elle se frotte les yeux qu’elle cligne, et dit sur un ton détaché,

- Si je mange ta chair, je serai enceinte du Nomo 7ème.

Y a-t-il de l’ironie dans sa voix ? Kam ne réalise pas tout de suite le sens de la remarque, méfiant, il prend garde de ne faire aucun commentaire.

- Mange dit-il, c’est meilleur quand c’est chaud.

- Je voudrais bien être enceinte du souffle du Nomo 7ème, ajoute-t-elle en mâchonnant la viande que Kam découpe en petits morceaux.

C’est alors qu’il comprend. Le prépuce que les garçons perdent lors de leur circoncision, se métamorphoserait en margouillat qui reçoit à l’occasion, le souffle d’un Nomo. Quant au clitoris de la fillette excisée, il se métamorphoserait en scorpion.

- Tiens, tu ne manges pas, remarque Kamina.

Kam ment,

- Je, j’avais si faim, pardonne-moi, mais je n’ai pas pu t’attendre.

- Ca ne fait rien, mange quand même avec moi.

- Non, non..

- Si tu ne manges pas avec moi, je ne mangerai plus.

- D’accord Kamina, je mange avec toi.

Il prend le morceau que Kamina lui tend et l’avale précipitamment.

Kamina sourit.

- Eh bien dit-elle, on voit que tu avais mangé ! Allez, tiens encore !

- Non, non..

Ils partagent les derniers morceaux et lorsqu’ils finissent leur repas, Kamina retrouve tout à fait ses esprits. C’est alors qu’elle remarque le bandage à la cuisse gauche de son frère. Kam lui explique qu’ayant sauté sur le margouillat pour l’attraper, il est tombé sur son bissac et la dague lui est rentrée dans la cuisse. Kamina se contente d’opiner en clignant encore des yeux. Puis, elle note d’une voix neutre,

- Il y a des garçons qui naissent sans prépuce, et le jour de leur circoncision, on leur fait une entaille sur la cuisse gauche. On dit que ces garçons ont un étrange destin, le sais-tu ?

- Oui dit Kam, tout en se demandant où sa sœur veut en venir.

Kamina se redresse, les mains serrant plus fort sa cambrure aux hanches graciles de nubile. Kam la voit comme dans un rêve. Un voile commence à embrumer d’abord ses yeux, puis envahit tout son corps possédé par une griserie qui se déploie à la dimension du crépuscule. Kam croit entendre des chants de grillons pris dans les rets des rayons mordorés du soleil qui s’engouffre à l’horizon. Mais dominant toutes les rumeurs, la douce voix chantonnante de Kamina lui glisse voluptueusement dans les oreilles.

« Nous sommes élus par le Nomo 7! C’est lui qui m’a touchée et qui voudrait féconder celle qui lui est promise par ton travail d’homme, afin que Bandankoro retrouve la vie. Je suis le réceptacle qui appelle la sève. Ô homme ! Viens, tu n’es plus mon frère ! Ton sang et le mien doivent se réunir dans la matrice-mère, au fond des entrailles de la terre. Le Grand Nomo l’a voulu ainsi, il t’a soufflé le désir de la chair qui doit s’unir à la chair pour que surgisse la vie.

« Ô homme, tu n’es plus mon frère ! Mon sang ne coule plus dans mes veines, c’est lui qui, à présent dans ta chair, fait palpiter ton cœur. Je sens l’appel de ma chair où souffle le murmure de la soif. Ô homme, j’ai soif de ta colonne ! »

Kam se lève, titubant comme le jour de sa circoncision. Il enlace sa sœur qui s’est délestée de sa jupette, découvrant ses cuisses lisses, ses seins frémissant sous leur jeunesse et leur fermeté.

Mais Kamina s’arrache à l’étreinte de son frère pour entamer une danse très sensuelle. Son corps se met à onduler très gracieusement, puis les mouvements deviennent frénétiques ; elle danse, danse et finit par s’écrouler, les jambes écartées. Kam, comme possédé et légèrement ivre, se lève et s’étend sur cette ofrande toute palpitante.

La nuit tombe définitivement sur toute cette parcelle du bout du monde.

(…)

Pin It
Ajouter un Commentaire