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Lorsqu’elle éclate et qu’on l’examine sans trop d’affects, une polémique littéraire est toujours un précieux indice sur la « fonction écrivain », sur ce que signifie écrire dans un contexte donné, un contexte auquel on est peu ou prou mêlé. C’est peut-être l’un des rares moments où la littérature (ou le discours sur elle) est directement branchée sur la prise du réel (l’impur réel) et non sur de pures hypothèses théoriques. J’ai tiré trois leçons de tout ceci.

1) A travers la polémique du Goncourt, se posait à mes yeux la vieille question de l’autonomie de la littérature (ou de l’art plus généralement) dans un contexte sénégalais, bien qu’on puisse l’étendre à beaucoup de pays d’Afrique francophone. Question ancienne, je l’ai dit, mais dont l’acuité, dans cet espace culturel précis, venait de ce qu’elle nécessitait qu’on la repensât ou la reposât en d’autres termes. Le problème de l’autonomie de l’art ne peut se poser au Sénégal en termes flaubertiens (pour aller vite : l’art a sa propre morale, une morale du pur style, qui serait séparée, différente voire opposée à la morale de la société). La raison de cette impossibilité est simple : il ne s’est pas encore écoulé assez de temps littéraire à l’intérieur de cette société pour que les œuvres écrites, y ayant patiemment constitué une tradition forte, longue, hétérogène et qualitative, puissent affirmer et légitimer le primat de l’esthétique sur le social, ou du moins leur égale valeur. Il faut rappeler que même dans des pays où cette tradition existe et fonde une part de l’histoire du pays -en France, par exemple-, revient régulièrement, sous différentes formes, la contestation de la légitimité de ce régime autonome et esthète.

En quels termes, alors, reposer ce problème, là ?

Je ne suis pas hors de la société sénégalaise. J’écris depuis elle, et c’est précisément l’une des choses que beaucoup de mes compatriotes n’ont pas voulu ou pu accepter : que j’étais factuellement leur compatriote et écrivait depuis un pays, le Sénégal, qui est aussi le mien (ce « depuis » n’est pas géographique dans l’actualité de ma situation, mais historique, politique et culturel). Mais comment écrire depuis elle tout en soutenant l’idée que les règles qui président à l’écriture ne peuvent toujours (voire jamais) être en adéquation avec les valeurs supposées de la société ? Comment, en somme, affirmer que l’esthétique est sociale dans la mesure où, précisément, elle crée, cherche, souligne les failles sociales ?

Comme écrivain, je ne suis pas au-dessus de mes concitoyens et de ma société ; je ne me rapporte pas à cette dernière dans une relation de verticalité. Je répudie et tiens en horreur tout sentiment ou désir de supériorité ou d’exceptionnalité qu’on tenterait de justifier par l’écriture. Je n’y tiens pas. Je ne tiens qu’à la singularité du moyen par lequel on participe horizontalement à la vie sociale. De quoi suis-je responsable ? Du langage, des représentations symboliques, des ombres, de l’imaginaire, du rythme, de la liberté de l’esprit et du corps, de l’exploration acharnée de la vieille question, enfin : qu’est-ce qu’être un Homme ? Tout cela est social et constitue mon travail dans le jeu des rapports sociaux, comme artiste. Et ma fonction écrivain est de tenir comme tel. Tenir. Qu’est-ce que cela signifie ? Que je ne dois jamais me plaindre ou pleurer ou m’enfermer dans de faciles postures rebelles ou médiocrement maudites (« je suis un persécuté », « je suis un martyr », « nul n’est prophète chez soi » et que sais-je d’autre) lorsque ma société, sous une forme ou une autre, me reprochera d’être un écrivain qui ne lui convient pas. Je dois comprendre à ce moment-là que le corps social est dans sa fonction. Mais le comprendre, c’est aussi toujours se rappeler ceci, même et surtout au plus fort du reproche : ce qui arrive est précisément ma fonction par rapport à ce corps social : lui montrer, contrairement à ce qu’il veut croire et imposer qu’on croie, qu’il ne tient pas parce qu’il est homogène, mais parce qu’il est hétérogène. Mieux : parce qu’il produit les espaces de cette hétérogénéité, comme un corps secrétant ses anticorps. La littérature (l’art en général) est l’un de ces espaces. L’écrivain, avec quelques autres, en a la charge, la charge sociale de l’écart esthétique. Il ne peut compter, pour remplir les devoirs attachés à cette charge sociale, que sur sa sensibilité et sa solitude. Ce n’est pas un paradoxe.

Il va de soi que ce travail exige de l’écrivain qu’il se débarrasse de l’idée, que j’entends beaucoup au Sénégal, qu’un artiste serait là pour représenter, ou illustrer, ou célébrer les bonnes valeurs de sa société. Il exige aussi qu’il se débarrasse de la tentation d’être, dans l’expression de son travail artistique, un exemple. Comme écrivain, je ne cherche pas à être exemplaire. Que nul ne me suive ; je suis probablement une impasse. Je n’écris pour aucune mission d’édification ou de valorisation sociale. Les romans ne sont pas des prêches religieux ou des bréviaires de morale. Il y a d’autres livres, d’autres lieux, d’autres figures pour ça. J'écris des romans. Le bien s’y exprime. Le mal s’y exprime. Le bien et le mal mêlés s’y expriment. La vie s’y exprime. L’impur s’y exprime. Les tabous s’y expriment. L’Homme tout entier s’y exprime.

2) Dans La Couleur de l’écrivain (bien des choses que j’observe ici font écho aux réflexions de cet essai qui relève de la « Comédie littéraire »), Sami Tchak intitule l’un des chapitres « écrivains orphelins de nation » pour souligner le fait que les écrivains africains francophones, dans leur immense majorité, ne peuvent compter sur un public naturel dont tout les sépare : la langue d’écriture, leur situation géographique, leurs préoccupations quotidiennes, esthétiques et politiques. Ecrivant dans des langues que peu de leurs compatriotes natifs lisent, contraints de faire du « monde » (un monde dont l’économie les relègue souvent dans une marginalité) le théâtre de leur proposition littéraire, ils finissent par s’éloigner de leur pays d’origine sans retrouver une place ou une réception garantie dans leur pays d’accueil. On les lit très peu dans leur pays d’origine, même quand ils y jouissent d’une petite réputation que leur confère leur parcours littéraire à l’étranger. Ils sont donc orphelins d’une nation politique, mais aussi d’une nation livresque qui s’incarnerait dans une tradition littéraire solide et ancienne.

A ce constat globalement juste, j’ajouterai ceci, que je tire des polémiques : si nous sommes orphelins de nations, nos nations sont aussi orphelines de nous, et leur manière de nous le signifier est parfois la polémique violente. Voici pourquoi.

A Amsterdam, dans un festival, une discussion au dîner, à laquelle participèrent écrivains, éditeurs, journalistes et traducteurs roula sur le sujet du « great american novel(ist) » (le grand roman(cier) américain). Il s’agit-là d’une expression figée, quasi-mythologique, et qui renvoie, aux Etats-Unis, à la foi selon laquelle il existe un roman ou un auteur qui a le mieux compris et exprimé « l’âme » du pays, ses convulsions, ses contradictions, sa violence, ses espérances. C’était passionnant.

Quel/Qui est le great american novel(ist) ? Moby-Dick? Mark Twain ? Walden ou la vie dans les bois? Faulkner ? Le Temps et le Fleuve ? Fitzgerald ? Homme invisible, pour qui chantes-tu ? Dos Passos ? Le vieil homme et la mer ? Toni Morrison ? L’attrape-cœurs ? Joyce Carol Oates ? La Tache ? John Fante ? La Cloche de détresse ? Un autre titre, un autre nom ? Débat éternel, réponse impossible dans l’absolu. Mais la discussion existe et elle n’a qu’une fonction : indiquer que ce pays possède plusieurs écrivains/romans auxquels une nation peut s’identifier, hors toute « bonté » morale.

En France, la question de l’écrivain national par excellence se pose parfois, mêlant politique, langue, esprit. Rabelais ? Racine ? Madame de Lafayette ? Madame de Staël ? Voltaire ? Sade ? Laclos ? Chateaubriand ? Hugo ? Stendhal ? Balzac ? Flaubert ? Zola ? Sand ? Nul ne tranchera jamais cette « disputatio », mais elle dit quelque chose de la manière dont une nation cherche dans un écrivain et son œuvre un miroir, fût-il un miroir brisé, ou reflétant sa part maudite.

Qu’en est-il maintenant de nos pays, nous autres, écrivains africains francophones ? Il y a bien, pour chaque pays, quelques romans qu’on peut citer. Mais je me demande si on les cite parce qu’ils furent des classiques instantanés, les jeunes pionniers d’une littérature très jeune et dont ils devinrent aussitôt les ancêtres vénérés, ou s’il existe une vraie identification existentielle des populations à ces textes. Je ne sais pas. Mais j’ai eu l’intuition, en essayant de lire au-delà des affects de la polémique du Goncourt, qu’il y avait comme un désir de ne pas laisser un écrivain contemporain du pays être revendiqué, reconnu, couronné ailleurs alors qu’il manque de nouvelles figures d’écrivains auxquelles la société sénégalaise contemporaine pourrait se confronter.

Cela dépasse mon cas personnel. Je ne suis pas du tout en train de dire que je suis l’écrivain national du Sénégal, ou son romancier le plus important aujourd’hui, surtout pas de malentendus. Je me fous des places. Je dis simplement qu’à travers moi et la polémique du prix, s’est peut-être exprimé le désir, pour une société, de dialoguer -sur un plan presque métaphysique- avec ses écrivains actuels (des écrivains qui n’ont pas été canonisés de leur vivant dans les manuels). En ce sens, ces polémiques ont peut-être marqué un moment intéressant de la jeune histoire littéraire du Sénégal. Ils s’apparentaient peut-être, sous des allures de rejet, à l’exact contraire du rejet : la revendication. Je me trompe peut-être. On verra.

3) On peut écrire des romans ratés, et être éreinté pour cela. On peut écrire de meilleurs livres, et être malgré tout vivement critiqué. On peut être un bon ou un mauvais écrivain et trouver des gens qui détestent votre œuvre, ne sont pas sensibles à votre écriture, rejettent votre style et votre vision du monde. Tout cela reste littéraire, c’est-à-dire subjectif, libre, relatif. Je suis le premier à l’accepter. Je ne demande même que ça, des débats littéraires.

Il y a cependant une chose qui est pour moi inacceptable : c’est de s’excuser d’être écrivain, de renoncer à vous présenter à une société qui ne critique pas votre œuvre, mais s’en prend à la substance vitale qui vous a conduit à l’écrire : à votre être, à votre raison de vivre. Les polémiques autour des livres ou des œuvres d’art au Sénégal tournent vite à de grands moments de pression morale et personnelle. Très vite, voire dès le début, l’œuvre est délaissée et la personne est visée. La pression des détracteurs ne vise souvent qu’à une chose : obliger la personne à non seulement renoncer à son œuvre en s’excusant de l’avoir créée, mais à renoncer à son être profond en s’excusant d’être l’artiste qui a créé.

Quelques personnes, pendant la polémique (et quelqu’un l’a fait hier encore) ont mentionné le cas du regretté Professeur Sankharé, bien qu’il ne fût pas romancier. Je rappelle brièvement son histoire. Oumar Sankharé, professeur agrégé de lettres classiques, publia en 2014 un essai scientifique dans lequel il compara, en linguiste et philologue, certains mythes grecs et certaines sourates du Coran. La thèse n’a du reste rien d’original. D’autres travaux s’étaient déjà illustrés, et mieux, sur ce terrain. A la sortie de l’essai, un homme politique le trouva en librairie et cria au scandale. La cabale fut lancée : Sankharé passa pour un blasphémateur, un hérétique qui affirmait que le Coran n’était pas verticalement descendu de Dieu et avait été écrit par des humains ayant emprunté et réécrit des mythes grecs. On menaça l’universitaire et sa famille. Des hommes religieux s’en mêlèrent. Des politiques en profitèrent pour aller à la chasse à la popularité. L’affaire était trop belle. Haro sur l’athée, l’agrégé occidental décadent, l’apostat.

Dans la communauté académique, des voix enfoncèrent le chercheur. Celles qui tentèrent de le défendre se retrouvèrent rapidement minoritaires. Esseulé et finalement assez seul au cœur de la tempête, Sankharé, sous pression, alla sur un plateau télévisé. Caftan de rigueur. Il s’excusa. Platement. Donna des gages de foi musulmane. Rappela son attachement au Prophète Mohamed. Cita des versets du Coran comme garantie. Expliqua qu’il avait été mal compris. La vindicte populaire s’épuisa après qu’un guide religieux l’eut absous. Quelques mois plus tard, malade, Oumar Sankharé mourut. Peu de gens, évidemment, avaient lu le livre en question. Qu'il repose en paix.

Je l’ai vu et écouté sur ce plateau. Je crois qu’il a commencé à mourir au moment où il a acté sa reddition. Car il ne s’est pas seulement expliqué ou excusé : il a renié, pour se protéger et protéger ses proches, une part de son énergie vitale : sa vocation de chercheur. Je l’ai vu sur son visage, dans son attitude. Je l’ai entendu dans sa voix. Il eût été juste et efficace de critiquer l’œuvre de Sankharé. On s’en prit rapidement à l’homme. Il a cédé. Et mon intime conviction est que quelque chose a cédé en lui. Cela m'a fendu le coeur de le voir ainsi. Et chaque fois que j'y repense, une grande tristesse m'étreint. Je ne le juge pas. J'ignore ce qu'il a ressenti.

Je ne suis pas en train de faire l’apologie du manque d’humilité. On peut reconnaître ses insuffisances et accepter la critique. Je parle d’autre chose : du danger mortel qu’il y a, lorsqu’on est écrivain, artiste, chercheur, à renier sous la pression sociale notre élan vital, celui qui nous porte à créer, penser, travailler. Ce reniement n’est pas anodin. On ne s’en remet pas facilement. Parfois, ce dernier adverbe est de trop. Ce n’est pas comme reposer un fruit qu’on vous conseille de ne pas choisir sur un étal de marché. Cela engage votre être physique et métaphysique.

Cette polémique, littérairement, a aussi achevé de me convaincre de ceci : lorsqu’on met son âme en jeu dans un livre, il faut pouvoir accepter que s'expriment toutes les critiques, même les plus dures, même les plus malhonnêtes, même celles de gens qui ne vous ont pas lu, même celles de gens qui, pour une raison ou une autre, ne vous aiment pas. Répondez ou ne répondez pas ; qu’importe : cela fait partie de la vie des livres et des écrivains. Ce n'est pas grave. Mais qu’aucune critique ne vous fasse renoncer à votre âme d’écrivain. Elle a beau être une petite chose que d’autres peuvent bien haïr et mépriser, elle est à vous, et vous n’avez qu’elle. Ca, c'est grave.

Mbougar Sarr

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