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Il s’agira surtout ici d'un propos général de sociologie littéraire.

Commençons par une banalité : les livres, comme tous les autres produits dits culturels, circulent depuis longtemps dans un immense marché mondialisé. La littérature n’y jouit plus d’aucune élection naturelle, si tant est que ce fut un jour le cas. Elle doit se battre, valoir, rapporter, rendre des comptes (bien concrets) ; et si quelque lumière la distingue encore, elle vient comme d’une étoile pâlissante, ou tout à fait morte, mais dont le scintillement nous arriverait d’un passé plus ou moins lointain.

Les écrivains sont les héraults de cette constellation glorieuse et ancienne. Ils peuvent être attendus, espérés, respectés, aimés, accueillis dans les lieux intellectuels ou artistiques les plus prestigieux et chics de la planète. L’agonie des symboles est plus lente que celle du réel qui les a produits. Il serait pourtant suicidaire et comique de leur part de se prendre trop au sérieux (ce qui n’est pas une mauvaise chose). Installés dans une foire à côté d’un vendeur de luminaires ou de rongeurs empaillés, il n’est pas certain que leur table soit plus fréquentée.

Cependant, malgré ses airs de souk ouvert à tous vents, tous les livres n’accèdent pas à ce marché. Je n’ignorais pas qu’il y avait des inégalités entre les livres ; le marché, par ses brutales sélections, les creuse. Autrement, il ne serait pas marché. Un livre n’entre dans ce circuit qu’à certaines conditions (avoir un prix remarqué, avoir un succès remarquable, être écrit par une personnalité mondialement reconnue ou jouissant d’un capital médiatique élevé, par exemple), mais toutes ces conditions sont inutiles sans ce pré-requis : il faut être traduit.

Toute place dans le marché littéraire mondial est déterminée par le coefficient de traductions impliquées. Et si les langues qui dominent ce marché sont présentes (l’anglais, le français, l’espagnol, l’arabe, le portugais, auxquelles on pourrait ajouter le mandarin, l’allemand, le coréen et l’hindi), l’affaire est bien engagée. Autant dire que peu de livres jouissent des privilèges les plus élevés de ce circuit. La plus secrète mémoire des hommes a eu la chance d’en avoir beaucoup. Je les ai reçus avec gratitude, sans oublier d’où je venais ; sans oublier, par exemple, qu’avant

La plus secrète mémoire des hommes, mes trois précédents romans, qui avaient pourtant reçu une relative reconnaissance dans l’espace francophone, cumulaient l’extraordinaire chiffre de… trois traductions publiées.

Et l’Afrique, dans tout cela ? J’y viens.

Dans la plupart des pays où je suis allé, j’ai systématiquement demandé (à mes éditeurs, à des professeurs, à des lecteurs, à des traducteurs) quels étaient les écrivains africains contemporains qu’ils publiaient/traduisaient/lisaient/enseignaient/connaissaient. Un nuage d’une douzaine de noms (maximum) se levait. Sur ces douze, trois ou quatre francophones (maximum) à chaque fois, moi inclus. J.M. Coetzee, évidemment, ne compte pas.

On restait dans les mêmes proportions du côté des classiques. Lors de tous ces voyages aux quatre coins du monde, si on excepte les pays africains, la donne est simple : je n’ai croisé aucun autre écrivain africain. La seule que je peux mentionner fut, dans un festival aux Pays-Bas, Leïla Slimani, mais il me semble qu’elle est identifiée comme écrivaine française avant d’être vue comme écrivaine marocaine.

Certes, c’était « ma » tournée, et pas celle d’autres. Mais cela n’invalide pas ce constat : il y a une marginalité évidente des livres écrits par des auteurs africains (et par conséquent, des auteurs africains eux-mêmes) dans le marché littéraire mondial. On ne traduit que peu vers les langues africaines. On ne traduit quasiment à partir d’aucune langue africaine. Lorsque cela arrive, et qu’un livre d’abord écrit dans une langue africaine passe le cap des quatre ou cinq traductions, c’est souvent qu’une langue d’accueil intermédiaire (une de celles que j’ai mentionnées), et non la langue originelle, a servi de base pour les traductions suivantes.

Exemple : s’il existe une traduction d’un livre de Ngũgĩ wa Thiongʼo en espagnol ou en japonais, il y a fort à parier qu’elle ait été faite à partir de l’anglais, plutôt qu’à partir du gikuyu (ce qui est, à mon avis, une aberration technique doublée d’un mépris politique : je crois, et je ne suis pas le seul, qu’il ne faudrait jamais traduire à partir d’une traduction, mais c’est un autre débat).

Le tableau ne paraît pas très reluisant. Et pourtant, la marge a ses nuances : elle constitue une niche propre, et suscite par conséquent une sorte de curiosité. Les livres africains, lorsqu’ils intègrent les circuits mondiaux de la littérature, y marchent comme des « phénomènes » (à divers degrés, évidemment) dont l’attrait est redoublé par leur rareté céans. Cette rareté incarne l’ambiguïté même : pour quelques élus, combien de grands textes africains inconnus, d’immenses auteurs (classiques ou contemporains) qui ne seront jamais connus au-delà de quatre ou cinq langues ?

Bon, tout cela est à relativiser : la situation de l’écrasante majorité des écrivains africains (peu voire jamais traduits) ne diffère pas vraiment de celle de l’écrasante majorité des auteurs français, par exemple, parmi lesquels un faible pourcentage connaîtra les joies, privilèges, solitudes et comédies du marché littéraire mondialisé. Mais à la différence des premiers, les seconds disposent d’un public naturel, qui peut les reconnaître pleinement et les porter économiquement et symboliquement. Cela est plus difficile et moins fréquent pour leurs homologues identifiés comme africains.

Mbougar Sarr

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