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 Ce 11 avril 2023 est l’occasion de célébrer la naissance de l’une des figures les plus influentes de la philosophie africaine moderne : le philosophe et homme politique béninois Paulin Hountondji. Ses travaux, enseignés depuis plus de 30 ans dans de nombreuses universités sur le Continent et aux Etats-Unis (nous regrettons leur quasi-absence en France), ont conduit à clarifier les débats sur la philosophie africaine, en l’affranchissant d’un regard colonial et à en proposer une vision autonome, autoréflexive, tournée vers l’universel. L’enseignant en philosophie à Dakar, Bado Ndoye, lui consacre un essai : Paulin Hountondji, leçons de philosophie africaine, avec une préface du philosophe Souleymane Bachir Diagne.  

Si la critique ardente d’Hountondji de l’ethnophilosophie – qu’il définit comme « la recherche imaginaire d’une philosophie collective immuable, commune à tous les africains, quoique sous une forme inconsciente » – a cristallisé bien des débats sur la scène intellectuelle dans les années 70 ; son cheminement philosophique est celui d’un penseur généreux, pétri d’ouverture, résolument tourné vers un combat pour le sens2. D’abord considéré comme un disciple du philosophe français Louis Althusser, Paulin Hountondji, né à Abidjan, s’est ensuite tourné vers les travaux du logicien et fondateur de la phénoménologie allemand3, Edmund Husserl, pour structurer tout un pan de sa philosophie. Vigie et grand lecteur, il n’aura eu de cesse de tresser ses idées à l’aune d’apports théoriques multiples allant de Valentin-Yves Mudimbe à Anibal Quijano en passant Kwasi Mudimbé ou Samir Amin… 

 Un cheminement qu’a voulu mettre en lumière le sénégalais Bado Ndoye, spécialiste de phénoménologie, d’épistémologie et d’histoire des sciences, dans cet  ouvrage-hommage paru aux éditions Riveneuve. Plus qu’un précis de philosophie comparée, c’est une mise en regard des parcours d’Husserl et d’Hountondji que propose celui qui enseigne la philosophie à l’université Cheick Anta Diop de Dakar, dans cet ouvrage, dont l’ambition est de comprendre les ruptures, déplacements et reformulations théoriques d’antan pour mieux cerner les enjeux philosophiques africains de demain.

Retour sur une querelle qui fit entrer la philosophie africaine dans l’histoire des idées

On ne peut comprendre la philosophie d’Hountondji sans revenir sur l’une des controverses qui a fixé l’essentiel des termes du débat philosophique africain… 

En 1947, la publication en français de La philosophie Bantou par le belge et Révérend Père Placide Tempels, aux Editions Présence Africaine – alors récemment créées par Alioune Diop – marque un tournant décisif dans l’histoire moderne de la philosophie. Salué par de nombreux intellectuels tels que L.S. Senghor ou Cheikh Anta Diop (qui y voient la réfutation des thèses racistes de Hume, Kant ou Hegel), ce texte pose pour la première fois la possibilité d’une philosophie africaine en pleine période coloniale. L’ouvrage se construit sur l’observation des traditions et modes de pensée bantou pour en tirer des principes philosophiques intrinsèquement africains. Séduits par la démarche, d’autres intellectuels, à l’instar du rwandais Alexis Kagamé s’en inspirent et étudient, par exemple, l’apport des langues autochtones dans la philosophie4. 

Il faudra attendre le début des années 1970, après la vague des indépendances, pour qu’un vif débat sur la philosophie africaine éclate sous la plume des philosophes Paulin Hountondji, Marcien Towa et Fabien Eboussi Boulaga. Critiques des textes de Tempels, ils dénoncent une conception ethnologique de la philosophie et appellent à la construction d’une véritable philosophie africaine scientifique, critique et autocentrée. Mais la critique d’Hountondji est mal comprise… A son tour vivement attaqué par ses pairs, il se voit reprocher son eurocentrisme, son élitisme et son rigorisme scientifique, qu’il tiendrait de ses influences européennes. Aussi, le débat de l’époque fige-t-il deux conceptions distinctes de la philosophie et enferme le philosophe dans son ouvrage polémique, passant à côté de l’essence même de ses propos.

Or, selon Bado Ndoye, on ne peut comprendre l’idée même de philosophie telle qu’ambitionnée par Hountondji sans dépasser ce « premier moment » théorique et effectuer un détour par la phénoménologie d’Husserl. Pour Bado Ndoye « de la même manière qu’il y a eu principalement deux moments dans la phénoménologie husserlienne, l’on peut voir chez Hountondji un déplacement similaire qui fait advenir deux périodes dans le développement de sa philosophie » . Aussi, c’est en prenant comme point de départ cette controverse que l’auteur s’engage dans une relecture d’Hountondji à la lumière d’Husserl pour remettre en perspective sa pensée et tenter d’en percer le véritable legs. La tentative est inédite puisqu’elle réactualise le débat sans tomber dans l’anachronisme pour en saisir toute la portée actuelle.

Une idée de philosophie pionnière dans la décolonisation des savoirs

Paulin Hountondji ne s’est, en effet, pas arrêté à une critique de l’ethnophilosophie, il a développé tout au long de sa vie une idée de philosophie originale qui interroge le rôle du philosophe africain, sa tâche, mais également le rapport que peut entretenir la philosophie africaine avec les sciences dites positives, les sciences sociales, ou les savoirs endogènes. 

Dans son ouvrage, Bado Ndoye montre par exemple qu’une des composantes partagées par les deux philosophes consiste en la volonté de comprendre l’intérieur des cultures et d’inscrire la philosophie « dans le monde de la vie » : L’approche phénoménologique exige que la pensée philosophique prenne son point de départ non pas dans les représentations du monde mais dans les problèmes tels qu’ils sont posés par le monde (donc en leur lieu). Il développe également l’idée que cette approche a conduit Hountondji à (re)penser l’universel puisque chaque centre – ou culture – dans la mesure où il influence les autres, est aussi influencé par eux, et donc équivalent. » Aussi, écrit-il, Hountondji a toujours soutenu l’idée que l’universel n’est pas un acquis à préserver mais une tâche infinie à accomplir, et qui prend sa source dans la pluralité, l’hétérogénéité de fait des cultures et des civilisations. Cela fait de lui le théoricien d’un monde polycentré qui jette les bases d’une pensée du pluralisme, loin des critiques eurocentristes formulées par ses confrères…

En outre, Bado Ndoye s’aventure à démontrer – à coup d’argumentations parfois ardues et étayées de notes, verbatims et extraits divers – qu’ Hountondji est convaincu d’une nécessaire corrélation entre l’histoire des sciences et celle de la philosophie à des fins émancipatrices. En effet, pour lui, « la philosophie est une tâche universelle et infinie, mais qui doit être accompagnée par des sciences dites positives […]. Toutefois, il nuance son propos en ajoutant qu’elle doit être « une histoire et non un système, un processus essentiellement ouvert, une recherche inquiète et inachevée, non un savoir clos ». Bado Ndoye voit dans ces termes une façon, comme chez Husserl, d’articuler l’univers des idéalités logico-mathématiques à la substructure du monde de la vie, tout en visant un idéal de rationalité scientifique. Les deux penseurs s’accordent à penser que la philosophie doit être en prise avec les principes scientifiques de son époque si elle veut en comprendre les réelles mutations en cours. Ces postulats poussent notamment Hountondji à s’intéresser à l’état et à la place des recherches scientifiques en Afrique, qu’il caractérise comme « asymétriques », « extraverties » et « insignifiantes » dans l’économie-monde. Inspiré par les travaux de l’économiste franco-égyptien Samir Amin, il prônera en effet, dans la deuxième partie de sa vie, l’instauration d’une tradition de pensée scientifique sur le continent, construite à partir des savoirs endogènes. Ceux-ci, démarginalisés et appliqués à des besoins pratiques réels, pourraient permettre de sortir d’une dépendance dans la production des connaissances5.

Enfin, tout un chapitre est dédié aux approches diverses de la question des langues chez Hountondji. Faut-il philosopher dans les langues africaines bantu, kinyarwanda, wolof, bassa… ? L’auteur de l’essai nous montre que son positionnement « tout contre », d’abord érigé en réaction aux thèses d’Alexis Kagamé, fut plus nuancé au contact des concepts épistémologiques développés par Kwasi Wiredu dans Philosophy and an African Culture (1980) ou l’Éloge de la traduction. Compliquer l’universel (2016), de Barbara Cassin pour affirmer « tenter de philosopher en langues revient à rompre avec un certain universel, celui qu’on voudrait précisément que seuls le grec ou l’allemand soient qualifiés pour dire le Bien, le Beau et le Vrai » (p.109).

L’influence d’Hountondji aujourd’hui : voir sous un jour nouveau l’universalisme…

En proposant cette relecture, Bado Ndoye nous invite finalement à redécouvrir l’histoire de la philosophie africaine mais aussi à ouvrir de nouveaux horizons théoriques sur les savoirs endogènes et la définition d’un universalisme plus inclusif. « Dans le sillon qu’il creuse, il semble ainsi lancer un défi aux futures générations » souligne Mouhamadou El Hady Ba, Docteur en Sciences Cognitives, Formateur à la FASTEF UCAD6 et ancien élève de l’auteur. Il ajoute « le travail d’Hountondji m’influence doublement dans mon travail actuel. Je me penche sur les savoir endogènes pour voir s’il y a la une piste concernant des épistémologies alternatives qui seraient propres à nos sociétés et – en tant qu’enseignant-formateur – je réfléchis à la décolonisation des curricula. En effet, il me semble que développer des méthodes pédagogiques s’appuyant sur les savoirs et pratiques pédagogiques endogènes nous permettrait de faire mieux accepter la science aux apprenants. » 

Marine Durand

  1. Sur la « philosophie africaine » : critique de l’ethnophilosophie (1976)
  2. En référence à son ouvrage intitulé Combats pour le sens : un itinéraire africain, paru en 1997  aux éditions du flamboyant.
  3. Phénoménologie : mouvement philosophique cherchant à dégager la philosophie des présuppositions métaphysiques et à la constituer comme science. Tournant le dos à la démarche traditionnelle de la métaphysique (telle que développée par Kant ou Descartes), qui dévalue les phénomènes en simples apparences, la phénoménologie « retourne aux choses elles-mêmes » et cherche comment les phénomènes apparaissent à la conscience, qui, donatrice de sens et de significations, les constitue comme tels. Elle est définie par Husserl comme une « analyse descriptive des vécus en général », complétée par l’analyse constitutive de la conscience « transcendantale » […] La phénoménologie se donne pour tâche de rechercher le fondement transcendantal de toute connaissance. Elle s’offre ainsi comme une des voies modernes de continuation et de renouveau du projet philosophique traditionnel, dans sa détermination postcartésienne : constituer, de l’intérieur même d’une philosophie du sujet, une « science de l’être ».


  1. La philosophie bantu-rwandaise de l’être Alexis Kagamé (1956)
  2. Idée notamment développée dans son ouvrage Les savoirs endogènes, pistes pour une recherche, paru en 1994.
  3. Faculté des Sciences et Technologies de l’Education et de la Formation, à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar.
 
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Commentaires   
#1 Guest 15-06-2023 21:52
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